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La Démocratie aux champs, au jardin, à la ferme

Kropotkine ou l'anarchie aux champs -- un texte de J.F. Blondeau

22 Avril 2016 , Rédigé par Joëlle Zask

Kropotkine ou l'anarchie aux champs -- un texte de J.F. Blondeau

Kropotkine ou l'anarchie aux champs

Acceptons les analyses de Joëlle Zask et extrayons quelques pépites dans son ouvrage La démocratie aux champs : « La fonction première des citoyens, celle dont toutes les autres dépendent, y compris la critique des dirigeants, est de gouverner leurs affaires et de « se conduire sans un maître » en toute occasion imaginable [... ] La formation d’une communauté au sens littéral du terme, — c’est-à-dire d’un groupe dont les finalités et la structure ne sont pas fixées à l’avance mais progressivement décidées en commun. Dans un groupe de ce genre, l’individu se relie aux autres sans se dissoudre […] des expériences agraro-politiques (ou politico-agraires) qui se caractérisent par la recherche d’un équilibre et d’une complémentarité étroite entre les libertés de l’individu et la vitalité de l’association qu’il forme avec d’autres. »

À la lecture de ces lignes, la plupart des anarchistes se sentiront interpellés. En effet, si les tenants d'un socialisme autoritaires (Lénine, Trotsky, Mao …) ont marqué plus qu'une méfiance envers les mouvements paysans, il n'en a pas été de même pour les penseurs de l'anarchie. On sait par exemple que Proudhon défendait la petite propriété individuelle pour les paysans, associée à la coopération fédérative.

Élisée Reclus dans sa Nouvelle géographie universelle insistait régulièrement sur l'importance du respect dû à la terre, dans une vision très écologique et du rôle des paysans dans sa préservation. En 1889, il écrit une adresse A mon frère paysan dans lequel on peut lire : « Est-il vrai », m'as-tu demandé, « est-il vrai que tes camarades, les ouvriers des villes, pensent à me prendre la terre, cette douce terre que j'aime et qui me donne des épis, bien avarement, il est vrai, mais qui me les donne pourtant ? elle a nourri mon père et le père de mon père ; et mes enfants y trouveront peut-être un peu de pain. Est-il vrai que tu veux me prendre la terre, me chasser de ma cabane et de mon jardinet ? Mon arpent ne sera-t-il plus à moi ? »

Non, mon frère, ce n'est pas vrai. Puisque tu aimes le sol et que tu le cultives, c'est bien à toi qu'appartiennent les moissons. C'est toi qui fais naître le pain, nul n'a le droit d'en manger avant toi, avant ta femme qui s'est associée à ton sort, avant l'enfant qui est né de votre union. Garde tes sillons en toute tranquillité, garde ta bêche et ta charrue pour retourner la terre durcie, garde la semence pour féconder le sol. rien n'est plus sacré que ton labeur, et mille fois maudit celui qui voudrait t'enlever le sol devenu nourricier par tes efforts ! Ou encore après avoir décrit l'évolution de l'agriculture et de la propriété foncière : « Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l'on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C'est là ce qu'on appelle l'agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l'amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n'entend pas qu'on fraude le travail du patron.

Évitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d'argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. »

Et bien sûr il y eut Kropotkine. Celui-ci consacra de longues analyses2 à la question agraire. Il décortiqua pays par pays l'évolution de l'agriculture, insistant sur les processus d'exclusion violente des petits propriétaires, d'accaparement des terres dont certaines ne seront plus cultivées et interpelle les paysans : « Autrefois, le sol appartenait aux Communes, composées de ceux qui cultivaient la terre eux-mêmes, de leurs bras. Mais, par toutes sortes de fraudes, la force, l’usure, la tromperie, les spéculateurs ont réussi à s’en emparer. Toutes ces terres qui appartiennent maintenant à monsieur un tel et à madame une telle, étaient autrefois terres communales. Aujourd’hui, le paysan en a besoin pour les cultiver et pour se nourrir, lui et sa famille, tandis que le riche ne les cultive pas lui-même et en abuse pour se vautrer dans le luxe. Il faut donc que les paysans, organisés en Communes, reprennent ces terres, pour les mettre à la disposition de ceux qui voudront les cultiver eux-mêmes. »

Aucun mépris chez Kropotkine pour les paysans bien au contraire, dans Autour d'une vie. Mémoire d'un révolutionnaire on lit : « Une autre impression que j’éprouvai au cours de ce travail, mais que je ne formulai que beaucoup plus tard, étonnera sans doute plus d’un lecteur. C’est l’esprit d’égalité si puissamment développé chez le paysan russe, et, je crois, chez tous les paysans en général. Le paysan est capable d’une obéissance des plus serviles envers le seigneur ou l’officier de police ; il se courbera bassement devant leur volonté ; mais il ne les considère pas comme des hommes supérieurs, et si un instant après ce même seigneur ou ce fonctionnaire cause avec lui de foin ou de chasse, il conversera avec eux comme un égal avec un égal. En tout cas, je n’ai jamais remarqué chez le paysan russe cette servilité, devenue une seconde nature, avec laquelle un petit fonctionnaire parle à un supérieur, ou un valet à son maître. Le paysan ne se soumet à la force que trop aisément, mais il ne l’adore pas. ».

Et dans La conquête du pain on peut lire ceci qui résonne étrangement aujourd'hui à l'heure de l'expérience de Detroit : « Le jour où Paris aura compris que savoir ce qu'on mange et comment on le produit est une question d'intérêt public ; le jour où tout le monde aura compris que cette question est infiniment plus importante que les débats du parlement ou du conseil municipal, - ce jour là la Révolution sera faite. Paris saisira les terres des deux départements et les cultivera. Et alors, après avoir donné pendant toute sa vie un tiers de son existence pour acheter une nourriture insuffisante et mauvaise, le Parisien la produira lui-même, sous ses murs, dans l'enclos des forts (s'ils existent encore), en quelques heures d'un travail sain et attrayant. » Comment dès lors s'étonner que Kropotkine soutint avec enthousiasme le mouvement insurrectionnel d'Ukraine essentiellement paysan pendant la révolution russe et qu'il s'adressa à la Makhnovtchina en ces termes « Très bien, continuez, continuez là-bas, puisque c'est là que se construit notre idéal ».

Si Max Weber voyait des affinités électives entre le capitalisme et le protestantisme, on pourrait dire qu'il en existe aussi de très forte entre l'anarchie et l'agriculture. Pour s'en persuader tout à fait, il suffit de regarder les très nombreux mouvements paysans inspirés par des libertaires, comme par exemple la Mano Negra à la fin du 19ème siècle ou plus tard la CNT rurale avant et pendant la guerre civile en Espagne.

Jean-François Blondeau

21 avril 2016

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