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La Démocratie aux champs, au jardin, à la ferme

JC Carrière écrivain laboureur (texte proposé par Hélène Nivoix)

17 Mai 2016 , Rédigé par Joëlle Zask

JC Carrière écrivain laboureur (texte proposé par Hélène Nivoix)

Le vin bourru, de Jean-Claude Carrière*. Extraits.

En Famille

Le matin, quand je me levais pour l’école, mon père était déjà parti au travail, dès 5 ou 6h du matin.

Travail complexe, qui changeait d’une saison à l’autre. Et même d’un jour à l’autre. Qui devait s’adapter au temps, au vent, aux orages. Qui supposait, entre le soin des bêtes, les jardins (nous en avions quatre !), la vigne, les arbres fruitiers, une organisation mentale extrêmement précise.

Il devait savoir combien d’heures lui seraient nécessaire pour : tailler cette vigne, ramener pour les chèvres un fagot de châtaignier pour l’hiver, qu’il laisserait sécher avec d’autres dans le pailler, arroser, remplacer les tuiles du toit, couper du jambon, changer un manche de pioche, aiguiser la faux à petits coups de marteau sur un coin en fer planté dans le sol, assis par terre les jambes écartées, fendre du bois avec une masse et des coins en fer, réparer la porte d’un bahut, soutirer le vin à la cave, relever un mur, ce qu’il faisait aussi bien qu’un maçon, attraper des pigeons la nuit, retirer le fumier des lapins, du cochon, prévoir les labours, préparer du sulfate, remplacer les souches manquantes, mettre les semences à sécher.

Il devait aussi : faucher, battre, vanner. S’il avait des lapins il lui fallait cultiver un peu de luzerne, et cela valait également pour les chèvres. S’il possédait un cheval, il avait besoin d’un champ d’avoine car cette céréale, nécessaire à l’énergie de l’animal, coûtait souvent trop cher à l’achat.

S’il élevait des poules, il devait cultiver du maïs, et ainsi de suite.

Je ne vois pas de fin à cet enchaînement d’occupations.

Je suis toujours frappé, par rapport à nos existences réservées à une seule activité aplanie et facilitée grâce à tant d’engins, par la réflexion jadis nécessaire, par l’agilité forcée de l’esprit devant cent décisions à prendre chaque jour, devant un emploi du temps irrégulier, d’autant plus difficile à établir que le paysan en est le seul maître. S’il se trompe, c’est tant pis pour lui, il lui faudra travailler davantage.

Je ne vois, dans cette activité incessante de la pensée, rien de primitif, rien d’élémentaire. Cela demande des connaissances particulières de toute nature, et une réflexion intelligente.

Chaque matin en sortant de sa maison, l’homme se retrouve devant un paysage qui lui propose un nouveau programme, plus compliqué que tout autre. Il doit établir, au vrai sens du terme, son « emploi du temps ». Il prévoit. Il décide.

Le plus tôt possible, on apprend à l’enfant à ouvrir la terre, à y déposer des graines, à refermer et à attendre. On lui fait sentir que la terre peut être chaude, comme un animal ; ou froide, ou sèche, ou caillouteuse.

Les adultes l’amènent à deviner, avec des gestes et des mots très simples, que dans cette terre se tient une force extraordinaire, mère de miracles, et qu’il peut disposer, s’il le veut bien, de cette force. Elle est là, sous ses pieds, elle n’attend que lui. Si nous savons la ménager, cette force est inépuisable.

On fait aussi découvrir à l’enfant le plus tôt possible l’alliance de la terre et de l’eau. On lui montre que la vie naît de cette alliance, toute la vie, et d’abord celle des navets, des carottes et des radis. Il commence par eux, par le plus facile. Un enfant ne plante pas d’arbre, il plante des légumes et des fleurs. Ses parents lui réservent un bout de jardin, deux ou trois mètres carrés qui sont à lui, et lui prêtent des semences qu’il devra rendre, après qu’il aura récolté.

Qui n’a pas vu, à l’âge de cinq ou six ans, la terre s’entrouvrir au printemps pour laisser apparaître une petite chose verte, presque imperceptible ? En entendant la voix de son père lui dire : « Tu vois, c’est les radis que tu as semés ! ». Qui n’a pas vu, de jour en jour, cette plante grandir et d’autres pousser autour d’elle, verdissant rapidement le coin de jardin, ne sait pas vraiment ce qu’est cette force sur laquelle, tous, nous marchons.

Chaque matin, avant de partir à l’école, l’enfant vient vérifier la poussée de la nuit. Chaque soir, en rentrant, il repasse par là. S’il fait chaud et sec, il arrose un peu. Si de mauvaises herbes apparaissent dans le territoire dont il a désormais la charge, il les arrache soigneusement comme on lui a appris à le faire. Si, à certains endroits, rien n’apparaît de ce qu’il a semé, il voit les adultes hausser les épaules : « C’est comme ça, personne ne sait pourquoi, ça n’arrive pas qu’aux enfants. »

(…)

Quand les radis seront prêts à être mangés, ou les navets, ou les carottes, l’enfant viendra lui-même les éclaircir, c’est-à-dire arracher les plus gros, à l’endroit le plus serré. Il les lavera à l’eau du puits, après avoir secoué la terre des racines pour ne pas la perdre. Et il apportera sa récolte à ses parents, à sa famille, non sans une certaine fierté secrète, qu’il ne faut pas trop afficher. Après tout, comme mon grand-père me le dit un jour, c’est la terre surtout qui travaille. Si son père et sa mère trouvent que les radis sont bons, l’enfant s’endormira tranquille, sûr d’avoir pris le bon chemin, d’avoir fait naître quelque chose. Nous avons tous veillé sur ce bout de terre.

* Jean-Claude Carrière est né en 1931 dans les Cévennes (à Colombières-sur-Orb, Hérault)

JC Carrière écrivain laboureur

Par Marie-Andrée Lamontagne

Fils unique, Jean-Claude Carrière est né le 19 septembre 1931, à Colombières-sur-Orb, petit village d’un peu plus de 500 habitants situé dans le Languedoc, département de l’Hérault. C’est le Midi. Il y a des cigales, des vignobles et quelques oliviers, mais c’est aussi la montagne et les derniers contreforts des Cévennes, avec le mont Caroux qui domine le paysage. Dans Le vin bourru, Jean-Claude Carrière évoque longuement, simplement, avec respect et sans nostalgie excessive, ce monde perdu des paysans qui, en France, a disparu brusquement au tournant des années 1960.

L’enfant naît à deux cents mètres de l’église, dans la maison la plus élevée du village, dont l’existence est attestée aussi loin qu’au XVe siècle, mais qui connut diverses transformations au fil des générations. Comme deuxième prénom, on lui donne celui de François, en souvenir d’un oncle paternel mort à 23 ans, sur le front des Dardanelles. « Un jour, sans être prévenus, écrit Carrière dans ce récit d’enfance, mon grand-père et ma grand-mère reçurent une lettre leur annonçant en quatre lignes le décès de leur fils. Une pièce d’identité et sa plaque matricule accompagnaient la lettre, ainsi que la balle qui l’avait tué. [...] Mes grands-parents mirent les objets souvenirs dans une boîte en fer-blanc, une boîte à biscuits je crois, et les gardèrent. Ils me les montrèrent quand je fus en âge d’admettre la mort, vers sept ou huit ans, et je les garde encore. »

À sa naissance, qui survient en pleine période des vendanges, le père de Jean-Claude Carrière plante symboliquement un noyer, comme le veut l’usage paysan. Mais l’emplacement est mal choisi et l’arbre meurt, malgré les soins dont l’entoure son vis-à-vis humain, quand ce dernier a 25 ans. « Je perdis un compagnon de mon âge auprès de qui j’aimais m’asseoir, que je caressais, auquel je parlais à voix basse, mais qui ne me donnait que quelques noix pourries, commente Carrière. Lorsque ma fille naquit plus tard, à mon tour je choisis un noyer pour elle mais je le plantai ailleurs, dans un terrain humide. Jusqu’à maintenant, il se porte bien. » Précisons au passage que la fille de Jean-Claude Carrière, qui répond au prénom d’Iris, apparaît, en 1977, âgée d’une dizaine d’années, sur une photo avec son père (source : collection de l’auteur, reproduite dans l’ouvrage de René Prédal déjà cité). De plus, à titre de coresponsable du casting, le nom d’Iris Carrière apparaît en 1987 au générique du film de Louis Malle, Au revoir les enfants, ce qui permet de penser que celle-ci évolue dans les milieux du cinéma.

Comme les autres maisons du village, la ferme des Carrière n’a ni eau courante, ni électricité (apparue dans les années 1920, à l’initiative d’un industriel, qui fit faillite, rétablissant du coup la lampe à l’huile dans ses droits quand naît Jean-Claude Carrière), ni toilettes (la nature, à deux pas, fournit tout ce qu’il faut), ni même une glacière (plutôt un garde-manger suspendu et pourvu d’une grille contre les rongeurs, dans une pièce fraîche appelée la « souillarde »). La mère de Jean-Claude Carrière s’appelle Alice Salles. Elle vient du hameau voisin, et passe pour moderne, dit-il, parce qu’il lui arrive de se maquiller et de porter des shorts, l’été. Le père, Félix Carrière, souffre d’un rétrécissement de l’aorte qui ne sera diagnostiqué que beaucoup plus tard. Cette malformation congénitale lui a valu d’être réformé à 19 ans, lorsqu’il est mobilisé en 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale, mais lui causera des problèmes respiratoires toute sa vie, jusqu’à l’inciter, en 1945, à quitter la ferme et à s’établir comme gérant d’un bistro, propriété des cousins Fériaud, à Montreuil-sous-bois, près de Paris, changeant ainsi radicalement de mode de vie. Cette malformation de l’aorte causera sa mort, dans son sommeil, en 1962, à l’âge de 53 ans. La mère de Jean-Claude Carrière, entre-temps remariée, lui survivra jusqu’en 1983.

Jean-Claude Carrière a 13 ans et demi quand il quitte le village, petit paysan habile de ses mains, mais également doué pour l’étude, puisque dès l’âge de 10 ans, explique-t-il à Jacques Chancel, dans l’entretien déjà cité, mais également dans Le vin bourru, il bénéficie de bourses qui, dans la plus belle tradition de l’école de la IIIe République, lui permettront d’étudier jusqu’à être un jour diplômé de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Pour l’instant (entre 1931 et 1945), le normalien qui s’ignore apprend avec son père à cueillir les champignons, à faire pousser les radis, à greffer les arbres fruitiers (la région est réputée pour ses cerises et ses pêches), à tenir fermement le cochon pendant que l’oncle, appelé avec ses tranchoirs et ses couteaux, le saigne méthodiquement, à tuer les oiseaux au fusil, à pêcher la friture qui nourrira toute la famille, le soir venu. « Aujourd’hui, écrit-il dans Le vin bourru, je suis très étonné par la masse de choses qui m’ont été apprises et qui par la suite ne m’ont servi à rien. Né dans une culture, j’ai vécu dans une autre. Répondant à une question, j’ai dit un jour que je suis sans doute un des rares auteurs, en France, à savoir labourer avec un cheval. Mais j’ajoutai : à condition de trouver encore un cheval qui sache le faire. Car on dresse les chevaux, comme les enfants. »

Jean-Claude Carrière naît dans une maison sans livres, le catalogue de la manufacture de Saint-Étienne, alors fascinant répertoire d’objets usuels, et l’Almanach Vermot y tenant lieu d’imprimés. Toutefois, l’école et le goût que montre très tôt l’enfant pour la lecture feront en sorte que le livre, chez les Carrière, fera timidement son apparition, « objet de haut prestige qu’il fallait poser sur la table et ouvrir page à page avec soin, après s’être lavé les mains avec du savon ». Vers cinq ans, il feuillette son premier Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, avant de les dévorer presque tous, parce qu’ils lui sont offerts en prix de fin d’année ou autrement. En 1943, âgé de 12 ans et demi, il dresse avec fierté un inventaire de sa bibliothèque personnelle : quatre-vingt quatre ouvrages, qui vont de Jules Verne à la comtesse de Ségur, en passant par des romans d’aventures comme Robinson Crusoë, Le dernier des Mohicans et Croc-blanc, mais aussi un seul livre d’adultes, lu et relu : L’Aiglon, d’Edmond Rostand : « Aujourd’hui encore, j’en connais par cœur de longs passages, écrit Carrière dans Le vin bourru. C’est pourtant une pièce que je n’aime pas, que je trouve ronflante et bête. Mais impossible de l’oublier. » Impossible, non plus, de ne pas penser à cette influence précoce chez Jean-Claude Carrière, lorsque, en 1990, il adaptera au cinéma Cyrano de Bergerac, du même Rostand, avec un Gérard Depardieu-Cyrano qui, fort d’une certaine méprise, peut avouer sa flamme à la belle Roxanne. En cette fin de XXe siècle, avec le réalisateur Jean-Paul Rappeneau, Jean-Claude Carrière releva le défi de l’alexandrin et, contre toute attente, le film connut un immense succès qui dépoussiéra le texte de Rostand pour mieux montrer la pérennité des sentiments en cause et l’enchantement que peut procurer la langue française lorsqu’on en joue comme d’un instrument.

Ajoutons au chapitre des lectures de jeunesse et d’adolescence qui ont compté : L’étranger, d’Albert Camus, William Faulkner, André Breton, Le joueur d’échecs, de Stefan Zweig, Balzac, et bien d’autres... Aujourd’hui, Jean-Claude Carrière, qui se double d’un bibliophile, a la réputation d’avoir l’une des plus imposantes bibliothèques privées en France.

Retour en arrière. À neuf ans, Jean-Claude Carrière est mis pensionnaire à Ardouane, on l’a vu, chez les frères lazaristes, à 25 kilomètres des siens, où il passera les années de la guerre. « Je n’ai pas gardé de mauvais souvenirs du collège, ni des prêtres, écrit-il dans le récit d’enfance déjà évoqué. Un d’eux, le père Simonin, qui nous enseignait le français et à qui je remis un jour par mégarde un roman d’aventures illustré à la place de ma rédaction [...], est devenu par la suite un ami. Je l’ai souvent revu, jusqu’à sa mort. Il vint à Paris en 1946 ou 1947 et s’habilla en civil pour m’emmener voir le film La boîte aux rêves, avec Viviane Romance. Il montrait un goût très vif pour le cinéma, dont il comprenait le langage [...]. Je l’ai conduit plusieurs fois sur des plateaux et même présenté à Jean-Paul Belmondo : journée sans doute (pour lui) inoubliable. »

À la fin de mars 1945, à la Libération, la famille quitte le village pour tenir un bistro à Montreuil-sous-bois, et des cousins emmènent le jeune Carrière en voiture (mode de transport qu’il n’aime guère aujourd’hui, lui préférant le métro ou le train). Le garçon termine l’année scolaire au lycée Voltaire. Voltaire, qui est-ce ? Le petit paysan mal dégrossi ignorait même, bons pères obligent, qu’il existât un écrivain de ce nom. Ce ne sera pas sa seule découverte. « Mes nouveaux copains, tous des Parisiens, après s’être réjouis de mon accent, me demandèrent si j’étais puceau, écrit-il dans Le vin bourru. Je répondis sincèrement : oui, je l’étais. [...] Ils m’emmenèrent alors dans le quartier des Halles et le rideau, enfin, se déchira, grâce à une dame assez maigre qui arpentait la rue du Cygne. » La visite aux professionnelles fut un passage obligé pour bien des jeunes gens, à l’époque d’avant la révolution sexuelle, et l’adolescent Jean-Claude Carrière n’y échappe pas. Petit garçon, perplexe, troublé, il avait rêvé sur l’album érotique 1900 que son grand-père avait constitué au cours de ses années militaires, et qu’il prêtait parfois à son petit-fils grandissant. Du coup, un érotisme coquin ou fantasmagorique, on l’a vu, court dans l’œuvre de Jean-Claude Carrière, que ce soit dans des poèmes légers, dans les fantasmes qui assaillent la bourgeoise Séverine dans le film Belle de jour, dans les dessins lestes qu’il exécute lui-même pour illustrer son recueil, Cent un limericks, ou les miniatures indiennes qui décorent sa chambre de manière suggestive. L’érotisme est du reste présent dans son décor quotidien, puisqu’il habite à Paris, non loin de la chaude place Pigalle, une ancienne maison de jeux qui faisait aussi bordel de luxe, en son temps fréquenté par Proust. Patience : nous y reviendrons - ne faut-il pas entretenir le désir...

Revenu en homme de chez les dames, l’écolier entre au lycée Charlemagne, puis, en 1954, en khâgne, au lycée Lakanal, à Sceaux, non loin de Paris. C’est là qu’il fera la connaissance de Guy Bechtel, condisciple qui deviendra historien, mais qui, dès lors, est devenu son grand ami. Les deux compères ont en commun un goût du rire et des œuvres du second rayon, ce qui les emmènera à publier diverses anthologies de textes oubliés ou marginaux (Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, 1965 ; Le livre des bizarres, 1972 ; Le dictionnaire des révélations, 1999). Ce goût de la marge une autre constante dans l’œuvre de Jean-Claude Carrière, qui ne cache pas l’existence conformiste qu’il mène par ailleurs. Et pourtant... : « Si on veut faire quoi que ce soit dans la vie, déclare-t-il au magazine La vie, dans l’article déjà cité, un certain anticonformisme est nécessaire. Moi, sur bien des points, je suis conformiste. J’aime le bon vin, comme tout le monde. Je suis hétérosexuel. J’aime ma famille. Shakespeare était-il anticonformiste dans la vie ? Non, c’était probablement un homme très sage. De même, Buñuel a mené une vie bourgeoise. Mais, pour avancer, il faut absolument sortir de ce que l’on vous a appris. »

Entre-temps, en 1951 (soit à 20 ans) Jean-Claude Carrière s’est marié, comme il le mentionne en passant dans Le vin bourru, pour préciser aussitôt que l’argent offert aux jeunes mariés par la famille et les voisins pour la liste de mariage leur servira à acheter un authentique mobilier Louis XIII, plutôt que les horribles objets de fabrication industrielle en vogue dans ces années-là.

Un mot sur la vie privée de Jean-Claude Carrière, qui a toujours fait preuve de discrétion à cet égard. En 1989, un article dans L’Express fait état d’une épouse, peintre, appelée Augusta, qui a installé son atelier au dernier étage de la pittoresque maison que le couple habite, rue Victor-Massé, dans le IXe arrondissement, précise par ailleurs un article paru le magazine Lire, en juillet 1999, où l’épouse-peintre est toujours présente. D’autre part, Augusta Bouy Carrière est une actrice qui interprète le rôle de la religieuse crucifiée dans La voie lactée (1968), et apparaît au générique de Le fantôme de la liberté (1973), ainsi que dans Cet obscur objet du désir (1977), tous trois films de Buñuel. À en juger par certaines photos reproduites dans l’ouvrage de Prédal déjà cité (où elle est appelée tantôt Auguste, tantôt Augusta), l’actrice et le peintre sont la même femme, dont Carrière a eu une fille appelée Iris. Précisons, au passage, que La voie lactée est un film sur l’hérésie qui se déroule au Brésil. Dans une entrevue accordée à l’émission de télé, Pour le cinéma, le 2 décembre 1969, Jean-Claude Carrière raconte que, s’il y a obtenu le rôle de l’empereur Priscillien, c’est parce que Buñuel avait besoin d’un acteur sachant parler latin...

Au milieu des années 1950, le jeune homme en est encore à s’introduire dans le milieu du cinéma, qu’il ne connaît qu’en cinévore. Anecdote piquante, évoquée dans Le vin bourru : dans l’un des deux cinémas du village de Lamalou, le très jeune Jean-Claude Carrière était tombé amoureux, des années plus tôt, de Danielle Darrieux, jouant dans Battements de cœur. Avec l’inconscience de l’amoureux transi, il lui avait écrit une lettre brûlante... restée sans réponse. Quarante ans plus tard, au moment de la reprise de Harold et Maude (dont Carrière signait l’adaptation, avec Madeleine Renaud dans l’un des rôles-titres), il fait la connaissance de l’actrice et s’amuse à lui raconter l’épisode de la lettre, ce à quoi la cruelle répond : « Je crois que je ne l’ai pas gardée ». Autre anecdote : c’est l’argent rapporté par l’adaptation au théâtre d’Harold et Maude, qui connut un énorme succès, qui permit à un Jean-Claude Carrière alors sans fortune, de s’acheter, en 1979, la belle demeure de Pigalle qui le faisait rêver et que nous visiterons bientôt.

C’est dire à quel point le jeune homme partait de loin, pour pénétrer ce milieu réputé fermé. Tout en se sachant un goût irrésistible pour la littérature et le cinéma, il se destine alors à l’enseignement. Il réussit le concours d’entrée de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, obtient une licence en histoire, est tenté par l’archéologie, mais renonce à l’agrégation (pour des raisons de santé, dira-t-il à Jacques Chancel). Il se lance alors dans « la critique littéraire dans de nombreux journaux dont beaucoup n’existent plus aujourd’hui », précise René Prédal, dans son étude.

Jean-Claude Carrière, fait remarquer le même, avait vécu son adolescence dans l’ambiance bon enfant d’une banlieue d’après-guerre, où le café sert de point de chute pittoresque, solidaire et chaleureux aux habitants du quartier. C’est là qu’il trouve le sujet de son premier roman, Lézard, qui paraît chez Robert Laffont, en 1957. Le 17 avril de la même année, un jeune auteur de 25 ans appelé Jean-Claude Carrière répond donc aux questions de Pierre Dumayet, devant la caméra de Lectures pour tous. D’une voix timide, Carrière avoue avoir puisé ses personnages dans le bistro familial, où il vécut entre 14 et 19 ans. « Je préférais rester dans la salle avec les clients », explique-t-il, avant d’évoquer les différents types sociaux rencontrés : « l’ex-militaire, tête brûlée », « l’intellectuel fourvoyé », qui s’efforce de se mettre au niveau du peuple mais que trahit son langage de professeur et... « le lézard », c’est-à-dire le jeune homme qui travaille « à coup de mains » pendant deux ou trois mois, ce qui lui permet de ne rien faire le reste du temps et de passer ses journées au café, à trôner sur un tabouret, au zinc. L’action de ce roman, écrit à la première personne, est vue à travers un « lézard » de cette sorte.

Dans le roman apparaissent également des gitans. Sur la ferme, dans l’Hérault, l’enfant avait souvent vu passer les romanichels. « Nous les appelions les caraques, écrit-il, dans Le vin bourru, ce qui était un terme de mépris. [...] Ils étaient les premiers étrangers que je voyais. Venus de loin sans s’annoncer et soudain partis, n’allant nulle part. [...] Pour des paysans sédentaires, une image sans explication : des gens sans terre, sans village, sans un lit posé quelque part, sans cheminée, sans cimetière. [...] Ils m’apportaient à chaque passage la preuve de l’existence d’un autre monde, un monde qui bougerait, qui se déplacerait sans cesse, un monde sans maison, sans école, un emportement, un ailleurs. »

Ironie du sort ? Le bistro tenu par les parents de Jean-Claude Carrière, explique René Prédal, « était devenu le lieu de ralliement de tous les gitans de Montreuil. Ils étaient surtout étameurs ou doreurs et quand ils touchaient l’argent d’une grosse commande, ils venaient le claquer en une nuit. On baissait le rideau de fer et ils jouaient et dansaient jusqu’à l’aube. C’est dans ces occasions que Carrière a pu voir souvent Django Reinhardt, son frère Joseph et tous les grands musiciens de l’époque. Ils se souvient aussi de très belles gitanes et de Robert Doisneau qui faisait ses photos dans le quartier. »

Puisqu’il est question de musique, ajoutons que Jean-Claude Carrière, de son propre aveu (fait à Jacques Chancel, au cours de l’émission évoquée), regrette de ne pas avoir, mais pas du tout, « la bosse musicale ». À une certaine époque, dit-il, il a bien essayé de jouer du saxophone, mais « ça n’a pas marché », et « pour ma fille non plus ». Il regrette d’autant plus cette lacune qu’il se dit émerveillé par les musiciens, le prolongement de leur corps que semble être l’instrument de musique. La musique, ajoute-t-il, devrait être présente dès le début du tournage d’un film, et non être intégrée à la fin, comme le veut l’usage. En vieillissant, Jean-Claude Carrière se découvre de plus en plus sensible au son et sensible à toutes les possibilités qu’il offre dans l’écriture cinématographique (au moment de l’entrevue à Chancel, en 1988, la France s’apprêtait à commémorer le bicentenaire de la Révolution et Carrière travaillait, avec Pierre Étaix, à l’écriture d’un documentaire - Nous écrivons dans l’espace - sur l’invention du télégramme Chappe, survenue à l’époque révolutionnaire). D’autre part, on dit souvent que Luis Buñuel a supprimé la musique de ses films, à l’exception de Tristana (où Catherine Deneuve joue du piano). Mais il ne l’a fait, corrige Carrière, que lorsqu’il est devenu sourd, ce qui fut un véritable drame pour celui qui avait été le seul mélomane du groupe surréaliste. En 2003, répondant au questionnaire de Proust dans L’Express, Jean-Claude Carrière avoue que la dernière fois qu’il a pleuré, c’est « en écoutant Chaurasia, un flûtiste indien », et confirme que le talent qu’il voudrait avoir, c’est de pouvoir « jouer d’un instrument de musique ». Enfin, comme le raconte l’article du magazine Lire déjà cité, Jean-Claude Carrière accueille souvent des musiciens pakistanais ou indiens dans son salon de la rue Victor-Massé, pour des concerts privés. Fin de la parenthèse sur ses rapports avec la musique.

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