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La Démocratie aux champs, au jardin, à la ferme

L’ordre domestique, un texte de Pierre Paliard

30 Avril 2016 , Rédigé par Joëlle Zask

L’ordre domestique, un texte de Pierre Paliard

Pierre Paliard
L’ordre domestique. Mémoire de la ruralité dans les arts plastiques contemporains en Europe, Paris, L’Harmattan, Art et Sciences de l’Art, 2006
Ce livre met en évidence l’importance d’une inspiration rurale chez les grands artistes contemporains européens (Beuys, Goldsworthy, Nash, Gasiorowski, Pagès, Penone).

Extrait du chapitre III

Un ordre domestique


L’équilibre recherché par les artistes appartenant à la filiation rurale (où les transgressions que cet équilibre autorise comme on le voit chez Anselm Kiefer) ne serait-il pas celui qui se manifeste dans ce que l’on pourrait appeler un ordre domestique ? Nous avons l’habitude de parler aujourd’hui d’écologie en oubliant un tant soit peu notre maison latine. Or l’oikos nouvelle est encore en chantier. La domus au contraire a un long passé derrière elle. Il n’est donc peut-être pas inutile de la revisiter.

Domestiquer, c’est maîtriser le monde sauvage suffisamment pour qu’il se plie à notre volonté et qu’il serve à notre usage. Mais cet asservissement n’est pas exploitation aveugle. Il établit progressivement une communauté autour de l’homme. Et la maîtrise humaine est toujours précaire : les bêtes domestiques peuvent reprendre leur liberté, rejoindre la sauvagerie. Les plantes également (pour parler des sujets non modifiés génétiquement…). Il y a chez les unes comme chez les autres un peu du caractère du chat « domestique » qui n’oublie jamais les Chemins mouillés des bois sauvages et que R. Kipling, dans ses Histoires comme ça à l’usage des enfants, nomme le chat-qui-s’en-va-tout-seul (G. Delbos, « Sauvages enfants des bois sauvages », Etudes Rurales, n°129-130, 1993, consacré au thème Sauvage et domestique, p. 159). Au-delà du cercle des commensaux, le processus de domestication dans les sociétés traditionnelles tient compte de la sauvagerie environnante qui le complète en quelque sorte en s’opposant à lui.

Parfaite illustration de ce couple antagoniste et complémentaire, la forêt d’un côté et la cité de l’autre dans l’antiquité classique telles que les définit Robert Harrison : « La cité et la forêt étaient donc rigoureusement opposées l’une à l’autre. La res nullius se dressait contre la res publica. » (Forêt-Essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion, 1992, p. 84) La res nullius c’est-à-dire, la chose de personne, échappant à la propriété, indivise. Comme une matière sans forme. Une matière matrice à partir de laquelle plantes et bêtes prolifèrent, eux-mêmes dans des distinctions mal définies, des apparentements monstrueux toujours possibles. Elle est sous le signe du Dieu Dionysos « le Dieu animal qui se transforme sans cesse en lion, en sanglier, en panthère, en serpent, en taureau, en dragon. Il est le Dieu de la métamorphose par excellence » (R. Harrison, p .61). À des degrés divers la forêt occidentale garde cette puissance inquiétante et féconde dans l’histoire occidentale.

Et aujourd’hui, à la fin du XXème siècle, la persistance de ce schéma archétypique binaire dans l’imaginaire collectif est encore très forte. « On aura beau dire et beau faire, nos conceptions sur la chasse et l’élevage, sur le sauvage et le domestique pourraient être appelées le mythe du moine défricheur. Le cadre où tout cela se passe se présente avec force à notre esprit comme l’emboîtement de la maison dans la clairière dans la forêt. » (F. Poplin « Que le lapin est la forme domestique du lièvre », Etudes rurales, n° 129-130, 1993, p. 97) Ces mots de François Poplin nous disent combien nos concitoyens restent sourds, dans l’ensemble, aux réalités nouvelles et aux fondements épistémologiques de l’écologie. Les livres pour enfants ne reconduisent-ils pas encore nos chers bambins dans des forêts nécessairement profondes où règne la peur du loup ?

Pourtant au couple sauvage – domestique il faudra bientôt substituer un autre paradigme : le couple naturel – artificiel. Et l’artificiel ne sera pas cantonné au domaine des objets. Il s’étendra de plus en plus à celui du vivant. L’idée d’une solidarité symbiotique entre des êtres doués d’une relative indépendance assurant le rôle d’étranges médiateurs avec une sauvagerie proche nous sera devenue étrangère. L’imaginaire de la domestication dont on voit la résistance, reflète en somme un ordre patriarcal paysan traditionnel ayant produit pendant quelques millénaires un rapport particulier avec la nature. Il instaurait avec elle une relation proche parente de celle que l’artisan entretenait avec une matière « animée ». La volonté de maîtrise étant tempérée par une prudence nécessaire compte tenu de la faiblesse des forces productives et de la peur d’ébranler une société vivant chaque geste dans une amplification touchant à tous ses ressorts. Existe-t-il plus belles images de cette symbiose que celles trouvées dans une pauvre maison d’Aubenas-les-Alpes telles qu’elles sont décrites par Pierre Martels ?
« De part et d’autre d’un linteau daté de 1699 et muni d’une figure tirée de l’apocalypse (l’agneau sur le livre marqué des sept sceaux), on voit deux scènes de labour où un homme et une femme conduisent chacun une bête de somme. Dans les deux figures, la tête du personnage humain ne fait qu’un avec celle de l’animal. » (P. Martel, L’invention rurale -1. L’économie de la nature, Salagon, Les Alpes de lumière, 2000, p. 15)

La recherche d’un équilibre entre l’homme et la nature n’est donc pas seulement affaire d’actualité sur le mode d’une transaction efficace d’esprit environnementaliste. Elle recouvre un imaginaire encore vivace et veut répondre à un vrai défi philosophique. C’est bien ce qui interpelle les artistes rassemblés ici.

L’ordre domestique, un texte de Pierre Paliard
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